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Regard sur Hérat : La destruction méconnue d’une merveille du patrimoine afghan

La localisation stratégique de la ville d’Hérat, dans l’ouest de l’Afghanistan, près des frontières de l’Iran et du Turkménistan, explique son importance culturelle et commerciale. La ville, célèbre pour la richesse de son patrimoine islamique, fut avec Samarcande un haut lieu de la Renaissance timouride au XVème siècle. Poètes, artistes, architectes, savants, astronomes et médecins affluaient vers ses murs, attirés par le raffinement de sa civilisation qui rayonnait dans toute l’Asie centrale.
En 1885, alors que la ville se trouvait prise au cœur des tensions entre l’empire russe et l’empire britannique, l’émir d’Afghanistan Abd or-Rahman Khan ordonna la destruction d’un ensemble de monuments du XVème siècle appelé le Musalla, comprenant une grande mosquée, un mausolée et une madrasa. Que s’est-il passé ? Pourquoi cette destruction ? Qui sont les responsables ? Que reste-t-il de ces monuments ? Quelles ont été les réactions à l’époque ? Et aujourd’hui ?

Le Musalla(1) d’Hérat : « Même ruinée, une telle architecture nous parle d’un âge d’or »(2)

Hérat est située dans une plaine fertile, à 1055 kilomètres de Kaboul par la route de Kandahar. Elle est la capitale de la province du même nom. À l’époque du commerce de la soie, la ville était un carrefour important sur la route principale reliant la Méditerranée et la Perse à l’Inde. On dit que c’est à propos d’Hérat que le poète soufi Ansari (1006-1089) a écrit ces vers : « Le soleil est là-bas et le rayon ici ; et qui n’a jamais vu rayon séparé du Soleil ? ».
Hérat s’est souvent trouvée sur le chemin des grands conquérants, d’Alexandre le Grand en 330 av. J.-C. à Gengis Khan et Timour le Boiteux qui l’ont détruite respectivement en 1221 et en 1381.

 Localisation d’Hérat - ©Alyson Hurt/NPR 

Après l’avoir conquise, Timour reconstruisit la ville. À sa mort en 1405, son fils Chah Rokh lui succéda et choisit Hérat comme capitale de son empire. Ce fut le début de la renaissance artistique où s’illustra par la suite le peintre Behzad (1450-1530), surnommé le Raphaël de l’Orient, grand maître de l’école de miniatures d’Hérat.

 Miniature de Behzad – Décapitation à la cour du roi - ©Wikimedia 

Tout au long du XVème siècle, grâce à l’action des souverains timourides mécènes et amis des arts, la ville se couvrit de monuments. La reine Gohar Chad, femme de Chah Rokh, ordonna la construction du complexe architectural du Musalla en 1410.
Sur un plateau élevé, au nord de la ville, elle fit construire une madrasa, un mausolée et une mosquée aux proportions colossales, jamais terminée. Avec ses portails dorés, ses hautes coupoles et sa vingtaine de minarets recouverts de faïence bleu azur et turquoise, l’ensemble était d’une splendeur inégalée.

 Le Mausolée de Gohar Chad – ©Wikimedia 

Au début du XXème siècle, alors qu’il ne restait plus que des ruines et quelques minarets, les voyageurs s’émerveillaient encore devant les monuments de Gohar Chad. Voici ce que découvrait en 1933 Robert Byron, poète, historien et voyageur anglais :
« Vient le matin. Grimpant sur un toit voisin, je vois sept piliers bleu ciel, émergeant des champs arides, se dessiner sur un fond de montagnes aux tons délicats de bruyère. Au bas de chacun de ces piliers, l’aube trace un rehaut d’or pâle. Au centre luit un dôme-melon, bleu, dont le sommet a été mangé. La beauté du tout ne doit rien au pittoresque, elle s’inscrit dans la lumière, dans le paysage. Et, quand on y regarde de plus près, chaque tuile, chaque fleur, chaque pétale de mosaïque communique son génie propre à l’ensemble. Même ruinée, une telle architecture nous parle d’un âge d’or. L’histoire l’aurait-elle oubliée ? (3)».
Et, quelques années plus tard, en 1939, c’était au tour de l’exploratrice suisse Ella Maillart et de sa compagne de voyage Annemarie Schwarzenbach, de s’extasier :
« Des pins sombres bordaient un pâle champ de blé dont la surface ondulante était dominée par les restes du passé : six ou sept minarets qui ressemblaient de loin à des cheminées d’usine. Mais en approchant on voyait l’éclair des mosaïques bleues, la blancheur de grandes inscriptions, le poli de panneaux de marbre »(4).

 Les minarets d’Hérat en 1939 – ©Annemarie Schwarzenbach/Helveticarchives 

La destruction : « L’histoire l’aurait-t-elle oubliée ? »

En Asie centrale, le XIXème siècle a été marqué par les rivalités coloniales entre la Grande-Bretagne et la Russie. Cette période de tensions politiques et diplomatiques a été surnommée « the Great Game » (le Grand Jeu), d’abord par les diplomates, puis par le grand public après la vulgarisation du terme par l’écrivain anglais Rudyard Kipling.
L’Afghanistan n’a jamais été directement colonisé mais a subi les incursions militaires anglaises et russes qui cherchaient à établir leur influence dans cet Etat-tampon, pris entre deux empires en expansion.
Pour l’armée britannique, Hérat était un endroit stratégique, défendant la route qui mène aux Indes par Kandahar et Kaboul. En 1885, l’oasis du Panjdeh fut le théâtre d’une confrontation entre les troupes russes d’un côté, et les troupes afghanes, sous contrôle britannique, de l’autre côté. Il s’ensuivit une période de tensions diplomatiques très fortes. Les Anglais crurent que les Russes allaient s’emparer d’Hérat, située au sud du Panjdeh. Ils prirent alors leurs dispositions pour défendre la ville.
Le plateau du Musalla, surplombant la ville, risquait d’offrir aux Russes à la fois un abri et un point en hauteur d’où ils pourraient bombarder la ville. Les Anglais incitèrent donc l’émir Abd or-Rahman Khan à détruire les bâtiments, ce qui fut fait à la dynamite.
« Qu’est-il arrivé à ces monuments ? », se demandait Robert Byron en 1933 :
« C’est une bien triste histoire. Dans les années soixante-dix et quatre-vingt, le nom d’Hérat était en permanence sur les lèvres anglaises. Si les Russes la prenaient, comme on pouvait s’y attendre, la route de Kandahar, située à basse altitude, tomberait entre leurs mains, et ils pourraient y construire un chemin de fer menant jusqu’à la frontière indienne. En 1885 se produisit l’incident du Panjdeh. Les Russes arriveraient par le nord. Par conséquent, tous les bâtiments susceptibles de leur permettre de s’abriter de ce côté de la ville devaient être détruits. Je soupçonne que cet ordre particulier fut d’inspiration britannique ; bien que la preuve doive attendre que les archives de Delhi et du ministère de la Guerre livrent leur contenu. En tout cas, les plus magnifiques productions de l’architecture mahométane du XVème siècle, après avoir survécu à la barbarie de quatre siècles, étaient maintenant rasées, sous les yeux, et avec l’approbation, des commissaires anglais. Neuf minarets et le Mausolée survécurent »(5).
Un officier anglais, le major Yate, raconta dans ses mémoires la destruction du Musalla :
« Les ordres de l’émir concernant la démolition du Musalla […] sont en train d’être rapidement mis en œuvre, et dans quelques jours, ou tout au plus quelques semaines, on verra la fin de ces célèbres reliques d’une grandeur passée »(6).
Ses réflexions, qui reflètent l’attitude générale des Anglais présents, sont ambiguës : n’étant pas insensibles à la beauté du lieu, ils regrettèrent une destruction qu’ils avaient eux-mêmes conseillée.
On sait par l’historien afghan Faiz Mohammed Hazara que les habitants d’Hérat se sont révoltés contre cette destruction, d’autant plus que les murs des monuments étaient recouverts d’inscriptions coraniques. Il fallut qu’un groupe d’oulémas(7) produise une fatwa(8) autorisant la destruction et que l’émir fasse retirer les inscriptions, pour que le dynamitage puisse avoir lieu.
Finalement, les Russes n’ont pas attaqué Hérat en 1885.

 Sous la coupole du mausolée – ©Marius Arnesen/Wikimedia 

Le Musalla d’Hérat aujourd’hui – « Au moins, qu’il soit connu ! »(9)

La destruction du site par l’armée britannique reste méconnue du grand public. Déjà, en 1933, l’écrivain Robert Byron s’interrogeait sur les raisons de cette ignorance :
« L'histoire l'aurait-elle oubliée ? Pas tout à fait. Les miniatures d'Hérat au XVe siècle sont célèbres, tant pour elles-mêmes que parce qu’elles ont ensuite inspiré la peinture persane et mongole. Mais la vie et les hommes qui les ont produites, et qui ont aussi produit ces édifices, n'occupent pas une grande place dans la mémoire du monde. Et cela parce que Hérat est en Afghanistan »(10).
Quelques décennies plus tard, en 1989, pendant la guerre d’Afghanistan, l’ethnologue Bernard Dupaigne ne disait pas autre chose. Certes, le contexte était différent ; ce n’était plus une guerre coloniale, mais la guerre froide. Les Hératis avaient été parmi les premiers à se soulever contre l’invasion soviétique en 1979. La ville, régulièrement bombardée par l’armée russe, fut touchée dans ses habitants et dans son patrimoine :
« Ces atteintes aux monuments historiques ne sont pas le fruit du hasard. Elles ne peuvent que résulter d’une politique délibérée de destruction des valeurs historiques auxquelles restaient très attachés les habitants de Hérat. Pour les désespérer, les contraindre à cesser la lutte armée et à se rendre, ou à partir en exil en Iran. Que dire de plus devant ce massacre insensé de monuments historiques prestigieux ? Au moins, qu’il soit connu ! »

 Près d’un minaret en 2009 – ©Marius Arnesen/Wikimedia 

Il restait neuf minarets en 1885. Trois d’entre eux s’écroulèrent pendant des tremblements de terre en 1928, 1931 et 1951. Un autre fut détruit par l’artillerie soviétique en 1984.
Les monuments d’Hérat furent restaurés sur ordre du roi Zaher Shah en 1950-1951. Un parc de conifères fut planté, mais les arbres furent ensuite utilisés comme bois de chauffage pendant la guerre. Un projet de restauration fut également adopté par l’UNESCO. Mais pendant la guerre les monuments d’Hérat furent endommagés. Le périmètre du Musalla fut entièrement miné. En 1994, une ONG danoise, DACCAR, participa à la consolidation du mausolée. En 2000-2001, un mur de protection fut construit et le parc arboré reconstitué.

 Le parc du mausolée – ©Marius Arnesen/Wikimedia 

La principale menace qui pèse aujourd’hui sur le Musalla n’est plus la guerre. C’est le trafic des voitures et des camions qui, passant continuellement sous les minarets, font trembler leurs fondations. La vieille ville d’Hérat, le Musalla et les autres monuments de la ville – la citadelle, la Mosquée du Vendredi et le mausolée d’Ansari – sont inscrits sur la liste indicative du patrimoine mondial. De nombreuses missions archéologiques, afghanes et internationales, y ont mené et mènent encore des travaux de fouille et de restauration.
Dans le cadre de son projet Unseen Afghanistan (2017), le réalisateur afghan Khyber Khan a filmé avec un drone le Musalla d’Hérat. Le film, disponible sur Youtube(11), montre de très belles images du site et de son environnement immédiat.

 Le parc du mausolée – ©Marius Arnesen/Wikimedia 
 Le parc du mausolée – ©Marius Arnesen/Wikimedia 

Ce Regard sur a été écrit par Pauline Verger.

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1 Musalla : lieu de prière.
2 Robert Byron, Route d’Oxiane, Petite bibliothèque Payot, Voyageurs, 2007.
3 Robert Byron. Traduction Michel Pétris.
4 Ella Maillart, La voie cruelle, Genève, Jeheber, 1952.
5 Robert Byron. Traduction personelle.
6 Major C. Yate, Northern Afghanistan, or, Letters from the Afghan Boundary Commission, Edinburgh, Blackwood, 1888. Traduction personnelle.
7 Cité page 40 dans Bernard Dupaigne, Désastres afghans. Carnets de route 1963-2014.
7 Théologiens, généralement sunnites.
8 Avis juridique donné par une autorité religieuse.
9 Bernard Dupaigne, in « Hérat ou l'art meurtri », Les Nouvelles d'Afghanistan n° 41-42, Afrane, 1989.
10 Robert Byron. Traduction personnelle.
11 https://www.youtube.com/watch?v=GOXLnyW4rCw

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